Appropriation culturelle : quand les minorités défendent leur patrimoine
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Pour sa collection automne-hiver 2021, Louis Vuitton a présenté un sac en tissu ressemblant au madras, étoffe typique des Antilles. Aussitôt, des voix se sont élevées pour dénoncer une appropriation culturelle. Ce type d'accusation est de plus en fréquent dans le milieu de la mode. Qu'est-ce qui se cache derrière l'appropriation culturelle ? La liberté d'expression des créateurs est-elle en danger ?
Un phénomène de société
Les accusations d'appropriation culturelle sont fréquentes dans l'univers de la mode. Le style ethnique est tendance et les créateurs occidentaux y trouvent une importante source d'inspiration. En 2017, la styliste anglaise Stella McCartney présente à Paris sa collection printemps-été 2018. Quatre tenues sont en tissus wax, ce qui lui a valu de s'attirer les foudres des Africains sur les réseaux sociaux. On lui a reproché de présenter des créations qui n'en sont pas, on l’a fustigé pour ne pas avoir fait porter ces tenues en wax par des mannequins noirs, on s'est offusqué de lire dans la presse que le wax est « tendance » alors même qu'il sert de preuve d'un manque d'intégration lorsqu'il est porté par des Africaines.
Qu'est-ce que l'appropriation culturelle ?
Si la locution « appropriation culturelle » peut sembler simple à comprendre, il ne faut pas s’y tromper : le concept a évolué dans sa définition depuis les années 2010. Aujourd’hui, l’appropriation culturelle se définit comme le fait pour un groupe dominant d’utiliser un attribut identitaire propre à un groupe dominé sans prendre en considération son histoire et sa valeur culturelle.
L’idée de groupe dominant/dominé est importante. Si tout le monde, quelle que soit sa nationalité, peut porter sans problème une paire de santiags, c’est parce que les Etats-Unis sont un pays dominant. Pour cette raison, les santiags sont et resteront un élément vestimentaire associé à la culture américaine. Le pays de l’oncle Sam, par sa position de domination, rend impossible toute appropriation de sa culture par un peuple étranger. Au contraire, l’exportation de cette culture à travers le monde renforce l’influence américaine à l’international.
En revanche, lorsque la marque américaine de lingerie Victoria’s Secret a fait porter à la mannequin Karlie Kloss une coiffure amérindienne, des défenseurs du peuple amérindien sont montés au créneau pour dénoncer une dévalorisation mal intentionnée du peuple indigène. Pourquoi ? Le port d’une coiffe de guerre, objet culturel à la symbolique forte, par une Américaine non autochtone pour son seul aspect esthétique, est perçu comme un acte irrespectueux, une négation de la culture de ce peuple opprimé et marginalisé.

Pourquoi ça pose un problème ?
Les communautés victimes d’appropriation culturelle ressentent cela comme un manque de considération, voire une spoliation de leur culture. Ce ressenti est très dépendant de leur histoire et de leur rapport au peuple mis en accusation. A l’heure où s’opère dans les sociétés anciennement colonisées une prise de conscience des liens de domination toujours existant avec les nations qui les ont asservies, l’intégration de ces symboles identitaires passe plus pour un pillage que pour un emprunt culturel. Ainsi, pour savoir si on peut parler d’appropriation culturelle, il faut se poser les questions suivantes :
- La communauté qui en serait victime a-t-elle été intégrée au projet ou consultée ?
- En perçoit-elle un quelconque avantage (économique, promotionnel, ou autre) ?
- Est-il fait mention à son nom, à son histoire ?
Si les réponses sont négatives, alors on a manifestement à faire à une appropriation dans le sens de transfert de propriété, de confiscation de bien. Cette notion soulève la question suivante : lorsque le bien est culturel, c’est-à-dire immatériel, peut-on parler de propriété et de confiscation ?
A qui appartiennent les cultures ?
On ne peut parler d’appropriation que si on a identifié les propriétaires. Or, sur quoi ce base-t-on pour définir à qui appartient un style musical, une tenue ou une coiffure ? Le concept de propriété de bien immatériel existe déjà dans nos sociétés. Il est inscrit dans le droit sous le nom de propriété intellectuelle. Il attribue tout simplement la propriété d’une création culturelle à son auteur. Ce principe peut-il s’appliquer pour les cultures locales ? Ce n’est pas pertinent, car la grande majorité des cultures et des traditions sont le résultat d’un mélange culturel. Le tissu wax, par exemple, est inspiré du batik indonésien, il a été créé à l’origine par les Anglais, puis la technique a été récupérée par les Hollandais qui développent son commerce en Afrique de l’Ouest. On voit bien ici que, non seulement l’origine de ce tissu n’est pas unique et que, malgré ses origines asiatiques et européennes, le wax est clairement associé à l’Afrique. D’ailleurs, lorsque Stella McCartney a sorti ses tenues en wax, ce sont bien les Africains qui se sont mis vent debout.
Le madras créole a une histoire très similaire au wax. Créé par les Indiens, inspiré par le tartan écossais, il fut introduit aux Antilles par les premiers colons français.
Virgil Abloh, qui créa le sac rappelant le madras (il dit s'être inspiré du tartan écossais) pour Louis Vuitton, déclara à propos des emprunts culturels dans la mode : Est-ce que ça rend le kente moins ghanéen et le tartan moins écossais ? La provenance est la réalité, tandis que la propriété est un mythe. Cette provenance, qui est en effet une réalité, doit pourtant être protégée de ceux qui voudrait la falsifier.
Si un peuple est attaché est un élément de sa culture, ce n’est donc pas parce qu’il en est le créateur, mais parce qu’il en est l’usager, qu’il est intimement lié à son histoire et son identité. Il en est le dépositaire et, à ce titre, a le devoir impérieux de le préserver pour se protéger lui-même.

Si on associe facilement un élément culturel avec la communauté qui en est légitimement rattachée, comme c’est le cas pour le wax ou le madras, nous pouvons à présent nous poser la question de l’inaliénabilité de la propriété culturelle. Toutes les cultures que nous connaissons aujourd’hui sont le résultat d’influences multiples, de brassage de civilisations, d’inspirations étrangères. Le wax et le madras, inspirés respectivement du batik javanais et du tartan écossais, en sont encore de bons exemples. Comme je l’explique parle dans l’article L’énigmatique voyage de Picasso en territoire Senoufo, le génie espagnol de la peinture s’est inspiré pour son œuvre des arts dits « primitifs », dont l’art africain. Les exemples sont nombreux, aussi bien dans le domaine artistique que dans les différentes formes de cultures sociologiques. La grande majorité de celles-ci ont reçu des influences étrangères. Le métissage culturel, à l’instar du génétique, favorise l’évolution humaine depuis la nuit des temps. Certains avancent ces arguments pour dénoncer un concept d’appropriation culturelle qui serait contre nature et empêcherait l’enrichissement culturel. C’est ne pas faire la distinction entre l’influence et l’appropriation. Cette dernière se manifeste parfois par du plagiat.
Lors du défilé de présentation de la collection printemps-été 2015 du créateur de mode Marc Jacobs , des mannequins défilèrent avec des bantu knots, coiffure portée depuis plusieurs siècles en Afrique subsaharienne et aux Antilles. Le problème, c'est qu'on a pu lire dans les médias que cette coiffure (portée par des mannequins blanches) était appelée « mini buns » et avaient été inspirée par le coiffeur britannique Guido Palau. Très rapidement, les réseaux sociaux ont vu déferler une vague de protestation, principalement alimentée par les Afro-Américains, pour rétablir la vérité sur l'origine de cette coiffure. Marc Jacobs a rétorqué ne pas s'être attribué l'invention de cette coiffure. On retiendra tout de même que, non seulement il n'a à aucun moment fait référence à l'origine africaine de la coiffure, il l'a également renommée. Pourquoi donner un nouveau nom à quelque chose qu'on a pas créé si ce n'est pour effacer sa véritable origine ?

Appropriation et assimilation culturelle
En 2017, l'actrice Afro-Américaine Whoopi Goldberg avait tenu sur un plateau de télévision les propos suivants à propos d'une publicité de Pepsi qui reprenait les codes du mouvement Black Lives Matter (voir la vidéo en anglais) :
C'est juste une mauvaise idée. Ca n'a pas marché. Mais cette question de l'appropriation culturelle commence vraiment à me rendre folle. Si tu veux parler d'appropriation culturelle, porte tes propre cheveux. Si on met des cheveux de blanches, n'est-ce pas aussi de l'appropriation ? Ecoutez, maintenant, il y a des choses pour lesquelles vous pouvez dire « Hey, vous devez être plus sensibles », mais ça n'en fait pas partie. C'est une mauvaise publicité, ça ne marche pas, c'est juste ça.
C'est argument est régulièrement exposé par les détracteurs de l'appropriation culturelle. Il repose sur la mécompréhension de la cause réelle qui pousse les Noires à adopter les attributs physiques des Blanches, à savoir l'assimilation culturelle. Dans un contexte sociétal de domination et d'idéalisation de l'homme blanc qui persiste encore très nettement de nos jours, lui ressembler est une nécessité pour beaucoup de Noirs vivant hors d'Afrique. Alors que l'intégration est dans notre société un critère de jugement prégnant de toute personne non-blanche, son acceptation est très dépendante de sa ressemblance avec la population de référence, en l'occurence la population blanche. Cette ressemblance doit s'exercer sur tous les aspects de l'individus : son comportement, son mode de vie, son style vestimentaire et son aspect physique.
Lorsque Kim Kardashian ou la chanteuse Adèle arborent une coiffure africaine, c'est uniquement pour leur esthétique. Lorsqu'une Noire dépense en moyenne 210 dollars par mois pour faire défriser ses cheveux avec des produits nocifs et potentiellement cancérigènes, c'est parce que la pression sociale l'y contraint.
En 2018, une écolière de Louisiane s'est vu renvoyée de son établissement parce qu'elle portait des cornrows, style de tresses traditionnelles portées en Afrique depuis des millénaires. Les mêmes cornrows qui sont très tendance lorsqu'elles sont portées par Kim Kardashian, qui les renomme Dutch Braids (tresses hollandaises) !
Au Texas, un élève de la Barbers Hill ISD, école comptant seulement 3,1% d'élèves noirs, a été suspendu et menacé d'expulsion à cause de ses tresses rastas. Les mêmes tresses qui sont plébiscitées par les médias de la mode lorsqu'elles sont portées par des mannequins blancs lors du défilé de la collection printemps-été 2021 de Marc Jacobs.

Il est donc primordial de ne pas confondre appropriation culturelle et assimilation culturelle. Si aujourd'hui, hormis dans les exemples précédents des étudiants américains, chacun peut officiellement adopter les attributs culturels de son choix, la société a malheureusement ses normes implicites qu'il convient de respecter, sous peine d'être soumis à une pression sociale quotidienne.
Vers une reconnaissance de la culture des peuples autochtones ?
Le 13 septembre 2017, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, dont voici un extrait de l'article 31 :
Les peuples autochtones ont le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leur savoir traditionnel et leurs expressions culturelles traditionnelles, ainsi que [...] leur littérature, leur esthétique[...]. Ils ont également le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur propriété intellectuelle collective de ce patrimoine culturel, de ce savoir traditionnel et de ces expressions culturelles traditionnelles.
Ce texte, bien que non contraignant, marque une avancée majeure. Par la « propriété intellectuelle collective du patrimoine culturel », les Nations unies reconnaissent implicitement l'appropriation culturelle.
L'institution gouvernementale la plus avance sur ce sujet est le Secrétariat de la culture mexicain. Les marques Carolina Herrera, Isabel Marant, Zara, Mango, Louis Vuitton, Michael Cors ont toutes reçu des missives du gouvernement mexicain les enjoignant à s'expliquer sur l'utilisation de motifs traditionnels mexicains dans leurs collections. La marque française Sezane a elle aussi fait les frais de la volonté des Mexicains à protéger leur patrimoine culturel à cause d'une vidéo. On y voit Morgane Sézalory, la fondatrice de la marque, accompagnée de son équipe, en train d'organiser un shooting dans une rue d'un petit village mexicain avec une dame âgée portant un pull Sezane. La scène passe mal sur les réseaux sociaux, où on reproche à Sezane d'accessoiriser les habitants de ce petit village paisible pour faire du business. Suite à quoi la marque a annulé sa campagne photo au Mexique et présenté des excuses.

Une affaire de respect
Nous avons vu que l'appropriation culturelle est une notion qui n'est pas évidente au premier abord. La grande majorité de ceux qui la pratique se défendent de n'avoir voulu blesser personne, d'apprécier la culture qu'ils sont accusés de s'être appropriée. Sans douter de leur bonne foi, on peut cependant déplorer la grande légèreté avec laquelle les éléments culturels des communautés dominés sont utilisés. Je pense que la question de l'appropriation culturelle peut se résumer à la notion de respect. Chaque créateur, chaque marque procédant à un emprunt culturel devrait se poser la question suivante : respectons-nous l'histoire, la culture et l'identité du peuple de la communauté dont nous inspirons ? Parce que le métissage culturel est nécessaire et enrichissant, il n'est pas question d'entraver la liberté artistique des créateurs mais bien de les sensibiliser sur ce qui est un problème de société. Sachons profiter de la richesse culturelle de notre monde, sachons nous ouvrir à ses cultures qui font sa diversité, mais toujours avec respect.
L'appréciation culturelle selon Kalyca
J'ai fondé Kalyca avec l'objectif de valoriser l'artisanat traditionnel ouest-africain. Etant ivoirienne, je connais bien cet artisanat et j'ai voulu l'exporter en dehors des frontières du continent. Si je choisis les tissus de mes créations pour leur esthétique, je ne vends pas seulement un look, mais aussi l'histoire des femmes et des hommes qui ont travaillé sur le vêtement. Quelle que soit la raison pour laquelle vous achetez un vêtement Kalyca, vous savez que par votre achat vous aidez des gens à vivre de leur métier et vous participez à la préservation d'un savoir-faire traditionnel, donc d'une culture. Mesdames, quelle que soit votre nationalité et votre origine, vous pouvez donc porter nos caftans, inspirés du boubou africain et fabriqués à partir de tissus traditionnels, en pleine conscience et sans culpabiliser. Et si en plus vous vous faites plaisir, n'est-ce pas un belle façon de pratiquer l'appréciation culturelle ?

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